Le docteur Albert Royer, personnage qui a marqué aussi la vie de notre paroisse, s’est permis, en 1984, de le décrire tel qu’il l’a connu.
«Le folklore a effacé son nom de François en celui de Ti-Jean. Maman, n’a jamais appelé Ti-Jean autrement que François parce qu’il était son contemporain. Sa vie s’écoulait dans deux paroisses surtout : Rivière-Ouelle où il est né, Saint-Pacôme où il comptait ses meilleurs amis et une petite partie de sa famille.
Ses frères : Louis, Arthur, Baptiste et sa sœur Louisa laquelle était aussi tout un numéro.
Bien connu au début du siècle dans la région, malgré les difficultés de logement, de nourriture et d’accommodement, sa fidélité à son patelin était indéniable. Ses longues marches dans la campagne sur les routes poudreuses ne lui faisaient pas peur. Ti-Jean n’était pas grand; fluet, il était très peu musclé, mesurant à peine cinq pieds. Son poids et sa petite constitution l’empêchaient de travailler dur. Le travail assidu lui puait au nez; s’il prenait un engagement de quelques jours, c’était pour se destituer très peu de temps après. Sa liberté surtout était son point d’honneur. Son instruction laissait à désirer, ne sachant ni lire ni écrire; tout de même il savait parler et sacrer; parfois parler fort d’après son humeur qui était des plus changeantes.
On peut dire qu’il avait un langage savoureux sans beaucoup de vocabulaire. Plusieurs personnages de son temps étaient à peu près dans la même situation d’ignorance.
On ne dira jamais que Ti-Jean fut éduqué et choyé par sa famille. Pour faire sa première communion, à l’âge de dix-sept ans, c’était une femme charitable qui le prit en charge. Sans être un mangeur de balustre, il avait retenu que chaque année, il fallait faire ses Pâques; un jour de la Semaine sainte, on le voyait sortir de l’église de Saint-Pacôme sans dire un mot et s’installant du côté nord, où il continuait de méditer. Si par malheur, un petit voyou comme il appelait les jeunes, le faisait étriver, il lui lançait trois ou quatre sacres par la tête et s’en allait précipitamment.
Jeune, il faisait le désespoir de ses parents. Ne se présentant jamais à l’école, il faisait l’école buissonnière et son vagabondage prenait tout le monde par surprise; soit dans les jardins, caves, les hangars, etc.; s’il furetait, c’était surtout pour se nourrir.
Son comportement de nomade pouvait se qualifier de vicieux, de mauvais garnement, mais dans le fond, il n’était pas mauvais, mais c’était le besoin qui créait les moyens.
En résumé, on peut dire que son éducation avait été particulière, Ti-Jean s’était fait tout seul! C’était un être à part, original dans son comportement et ses idées. Ses réflexions et sa façon d’agir le rendaient tout autre que le commun des mortels.
Durant l’été, étant jeune, environ vers les vingt ans , ne voulant pas travailler, les jardins surtout avaient connaissance de ses présences, et ils étaient pillés. Parfois, il recevait des coups de fusil à baguette, chargé de pois; ça pinçait et ça faisait mal; il a alors tout fait en son pouvoir pour se procurer un de ces fusils. Je ne sus jamais de quelle façon qu’il s’est pris pour s’en procurer un, non plus la façon dont il s’est pris pour en avoir un en sa possession.Les montres aussi le passionnaient comme pour le fusil. Ti-Jean eut un jour une montre, ne connaissant pas l’heure, sa naïveté lui fit haïr cet objet qui ne servait qu’à appesantir sa poche, il décida de la troquer, mais ne voyant pas d’avantage dans l’échange; en passant sur le pont à Saint-Pacôme, il lança la montre dans la rivière. Ce fut la même chose pour le fusil qu’il jeta au pied de l’écluse de la veuve ules.
Le forgeron Lizotte de Saint-Pacôme comme Ti-Jean le disait était son ami. Sa canne en fer à poignée arrondie et à l’autre bout une pointe aiguisée, c’était plus qu’un bâton de vieillesse; c’était pour lui qui avait extrêmement peur des chiens, le handicap de l’heure. Maintenant Ti-Jean était le maître, Roi des chiens qui jappaient contre lui mais de loin. «Ah! ces «paudits» comme le disait, je les pique à mon goût.»
Ti-Jean n’était pas insensible devant une «belle créature». Chez nous, la servante Rose-Anna qui avait «beaucoup d’avenir» devant elle, attirait Ti-Jean. Par derrière toujours avec ses doigts crochus, il essayait de faire des simagrées et des gestes qui ne plaisaient pas du tout à Rose-Anna.
Ti-Jean était blanc et ses cheveux étaient toujours en broussaille comme sa barbe d’ailleurs. Son teint était vermeil, le visage rouge, il était vraiment de la race blanche. À savoir s’il prenait un bain tous les jours j’en doute. Il ne sentait vraiment pas mauvais. Il n’était pas repoussant, parfois d’agréable compagnie. Ce n’était pas un grand parleur, mais il avait sa façon à lui de demander ce dont il avait besoin et ce qu’il désirait.
Ma femme le comprenait très bien, un type comme Ti-Jean, c’était du nouveau pour elle qui venait de la ville de Québec. Elle le recevait au début comme un mendiant et par la suite peut-être par une certaine sympathie, elle accédait à ses caprices. Ti-Jean faisait exprès pour tousser, alors elle lui donnait un verre de vin, et il s’y habitua très vite à guérir sa toux comme il disait.
Un jour il arriva à domicile assez tard, à brûle-pourpoint il demanda bien poliment des cretons fondus dans une soucoupe avec des patates. Alice l’informa que les patates n’étaient pas cuites et qu’il fallait les peler et les faire cuire. Mais pardi (son patois) à quelle heure je vais souper avec tout ça? Alice lui dit alors «Ti-Jean, chez madame Royer en face, ils ont toujours des patates qui restent du repas précédent. Vous seriez aussi bien de traverser la rue», c’est ce qu’il fit.
Un autre fois, arrivant toujours en sourdine, la bonne senteur des galettes l’avait attiré car il avait l’odorat développé; il pouvait compétitionner le renard dans ce domaine. Les galettes étant cuites, Alice lui demanda s’il voulait une petite provision. Avec ses petits yeux ronds, remplis de bonheur et de plaisir, il répondit «ben oui j’en veux.»
Alice lui prépara une boîte de galettes de pains d’épices qu’il tenait soigneusement sous son bras et sa canne de fer. Sur le pont de la rivière, Ti-Jean s’accote pour déguster une galette sur la garde de la passerelle. À la première bouchée, il faillit s’étouffer car Alice avait forcé la dose des épices. On s’en aperçut par la suite. C’est pourquoi dans toute la région on apprit que la femme de docteur Royer avait voulu l’empoisonner. Cela ne l’a pas empêché de revenir de temps à autre à notre demeure. Nous étions certainement des amis.
Chez Sydney King, il arrivait sans sonner, sans frapper et Sydney connaissait Ti-Jean depuis toujours; son plaisir à Sydney était de le rendre «paf» alors Ti-Jean campait dans la cuisine de Sydney après s’être engourdi avec du rye, du scotch, etc. Chaque fois Sydney en profitait aussi pour l’héberger pour un à deux jours.
L’accoutrement de Ti-Jean était spécial. D’abord le grand manteau qu’il portait presque à l’année longue, lui servait de couverture et d’oreiller. C’était un «capot» qui lui descendait jusqu’aux bottines et qui traînait à terre plus souvent qu’à son tour.
Comme couvre-chef, il avait un képi avec l’annonce de trois lettres : C.N.R. Conducteur. Le cadeau lui venait d’un conducteur du Canadien National Railroad. Ti-Jean voyageait sur le train de Rivière-Ouelle à Rivière-du-Loup avec «une passe permanente» qui lui était acquise. Ce fut la première faveur qu’on accordait aux gens de l’âge d’or.
Ti-Jean fut le premier à bénéficier de l’Association de l’âge d’or. Les gares du C.N. étaient comme on dirait, ses maisons particulières, car ces demeures toujours chauffées l’hiver, lui étaient acquise comme locataire… Bien des fois cependant les voyous comme il les appelait, le faisaient étriver et quand ça allait trop loin, le chef de gare, soit Wilfrid Paradis ou Clément Plourde par la suite, tempérait les ardeurs des belligérants.
Toute la vie de Ti-Jean fut un vagabondage qui ne lui fut pas sans misères et sans troubles, quoiqu’il s était fait à cette manière de vivre. Plus âgé, vers soixante-cinq ans, tout le monde en avait pitié et sur les derniers milles, on le traitait bien. Ti-Jean, entre nous, n’était pas un quêteux ordinaire. Il connaissait d’ailleurs bien son monde et le nombre de maisons qu’il visitait était assez restreint. Il s’éteignit à l’âge de quatre-vingt-un ans au pavillon Dufrault, à Québec. Voilà l’histoire de Ti-Jean Gagnon.»
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